Les Think tanks vont-ils concurrencer les partis politiques ?

Les « think tanks », terme barbare venu des Etats-Unis pour désigner des cercles de réflexion ou encore des laboratoires d’idées, des clubs, instituts ou fondations soi-disant « indépendants » (sous-entendu des partis politiques), sont devenus à la mode ces dernières années. Ils prolifèrent de plus en plus. Mais que font-ils ? A quoi servent-ils ? En quoi se différencient-ils des partis politiques et comment communiquent-ils avec ces derniers ?

Comme le remarquait le site Euractiv.fr en avril 2009,  le nombre de think tanks en Europe a plus que quadruplé au cours des dernières années (environ 1200 sur un total de 5000 dans le monde), et ils sont devenus plus actifs et inventifs dans la diffusion des solutions politiques auprès des décideurs. Mais ils risquent de se transformer en groupes de pression, étant confrontés à des questions de financement, d’autonomie et d’innovation. »

Certains think tanks sont spécialisés, regroupant des experts dans un domaine (relations internationales, justice, construction européenne, économie, sport, éducation, écologie, …) et d’autres sont plus généralistes. Sans être étiqueté politiquement, c’est-à-dire sans soutenir officiellement un parti, ils peuvent néanmoins afficher une couleur ou une tendance politique, en faisant la promotion d’idéaux et de politiques publiques. Par exemple Les Gracques, ou  Terra-Nova  (comprend notamment les principaux fondateurs des Gracques), créé en 2008, qui a pour objectif de contribuer à refonder « la matrice idéologique » de la gauche progressiste et de formuler des propositions concrètes au profit des leaders politiques. Plus récemment, Jean-François Kahn a lancé un club de réflexion « le Créa » (Centre de réflexion et de recherche pour l’élaboration d’alternatives), visant à réfléchir à une alternative politique tournée vers l’avenir, pour élaborer une proposition de modèle de société. De son côté, Corinne Lepage vient d’annoncer également le lancement d’un nouveau « club citoyen », Terre Démocrate, qui se prétend indépendant de tout parti politique, constitué pour deux tiers de membres de la société civile, et dont l’objectif est de « proposer des actions concrètes, sur la base de l’observation des bonnes pratiques dans la société française, en partant de ce qui fonctionne dans la société pour en évaluer la pertinence ». 

Jean-François Kahn et Corinne Lepage appartiennent tous deux du Mouvement Démocrate, qui est un parti politique. Corinne Lepage est également fondatrice et présidente de Cap21, un parti écologiste lui-même fondateur du Mouvement Démocrate, qui paraît aujourd’hui déchiré entre le choix de rejoindre les autres partis écologistes en prônant un regroupement et celui de rester une force préservant une certaine autonomie au sein du MoDem. Or, ils font tous deux le constat suivant : « les partis politiques traditionnels ne permettent pas de changer la société. Leurs structures, leurs modes de gouvernance, leur organisation, leurs luttes de pouvoir ainsi que leurs méthodes de travail ne favorisent pas l’écriture et l’émergence d’un projet de société qui soit véritablement nouveau. »

On peut se demander pourquoi, partant d’un même constat et membre d’un même parti, ils n’ont pas d’ailleurs créé ensemble un club commun … Divergent-ils sur des idées ou des valeurs ? On peut aussi de demander pourquoi ils arriveront mieux à favoriser l’émergence d’un projet de société qu’au sein de leur parti. Que je sache, le MoDem ne les a jamais empêché de s’exprimer bien au contraire. Ils ont contribué à son programme, Corinne Lepage était présidente des commissions de travail du MoDem et donc directement responsable de l’élaboration du projet, ils l’ont aussi défendu comme candidats. On peut également s’interroger sur la capacité d’un mouvement, qui se dit en marge des partis politiques, de mieux changer la société. Est-ce que le fait de nourrir une réflexion au sein d’un parti dissuaderait, voire dégoûterait les experts de la vie civile, comme si dialoguer avec un parti risquait d’entacher les relations avec des personnes qui ne seraient pas de ce parti, comme si c’était une marque de sectarisme ?

Pourtant, si un club de réflexion peut se targuer d’être un réservoir d’idées, dans lequel les partis sont libres de puiser, sans avoir l’inconvénient de prétendre à des postes d’élus, donc s’affranchissant des contraintes liées aux luttes fratricides de pouvoir, ainsi que des éventuelles tentations démagogiques visant à séduire un électorat, un club n’a aucun moyen d’action directe pour changer la société. Il ne peut qu’exercer un pouvoir d’influence, de lobbying. Alors que le propre d’un parti est non seulement de présenter une offre idéologique, de défendre des valeurs prioritaires, de privilégier des moyens d’actions (la régulation par l’Etat, la redistribution par la fiscalité, la stimulation par la liberté d’entreprise et de marché et la concurrence, …), mais aussi d’occuper des postes de décision, aussi bien à l’échelon local que national ou européen. C’est ainsi que fonctionne notre démocratie.

Or force est de constater que ces derniers temps les partis politiques sont critiqués par leur attitude partisane, leur manque d’idéaux, d’imagination, de projet de société. Il est presque mal vu d’appartenir à un parti politique et il vaut mieux le taire dans le milieu professionnel, car il peut être source de discorde, comme peut l’être la religion. Une forme de  « laïcité politique » est en vogue : défendre des idées, oui, mais pas un parti, ou à tout le moins taire son appartenance à un parti, ce qui permet de pouvoir dialoguer avec d’autres personnes qui peuvent appartenir à d’autres partis. En somme, pour permettre un dialogue entre partis politiques, il faut passer par des structures médiatrices apolitiques, qui seraient ces fameux think tanks.

Au départ, ces clubs sont présentés comme des réservoirs d’idées qui peuvent nourrir les partis politiques (approche top-down comme disent les Anglo-saxons), qui eux-mêmes auront éventuellement des offres concurrentes dans les urnes, même si certaines idées sont communes.

Au final, nous sommes dans un contexte politique où les lignes sont en train de bouger et où tout le monde s’observe. Il y a clairement une demande d’un nouveau projet de société et une nécessité de rassemblement. Il y a aussi des points idéologiques de convergence évidents entre les écologistes, les démocrates et les socialistes, en opposition avec un modèle dominant écrasant imposé par Nicolas Sarkozy. Il serait temps que ces forces politiques dialoguent en public pour faire part de leurs convergences et différences, devant tous les français, comme l’a proposé François Bayrou. Pour le faire, il ne paraît pas nécessaire de se regrouper absolument au sein de « clubs » ou de « think tanks ». Si ces forces politiques se rassemblent au sein de cercles de réflexion pour concrétiser au sein d’un club leurs idées convergentes (approche plutôt bottom-up cette fois selon les Anglo-saxons), comment traduiront-ils ensuite cette convergence publiquement sur la scène politique et dans les urnes, s’ils prétendent être apolitique ?

J’apprécie beaucoup à la fois les personnalités de Jean-François Kahn et de Corinne Lepage, ainsi que les idées qu’ils défendent. Ce que je n’apprécie guère, c’est la manière dont ils ont étalé publiquement dans la presse des critiques à l’égard du MoDem et des partis politiques, résumant ces derniers à des organisations partisanes au service de l’ambition d’un homme et incapables de proposer un projet de société. Ils contribuent ainsi à donner une idée dégradée de la politique, à en détourner les citoyens et à accréditer l’idée que les politiques sont tous cyniques, que la politique est à jeter aux chiens. Or la politique, c’est aussi des hommes et des femmes qui défendent un idéal et sacrifient beaucoup de leur vie privée, qui subissent avec courage et pugnacité défaites, trahisons, abandons, pour, parfois, arriver à faire gagner leur cause. François Bayrou fait parti de ceux-là, Ségolène Royal également. Nous sommes encore de nombreux militants qui soutenons un homme ou une femme politique et en même temps un idéal incarné par cette personne, sans résumer pour autant notre parti à une organisation au service d’une ambition personnelle. Un parti politique, c’est aussi une forme de fidélité, de solidarité, où on se serre les coudes devant les difficultés. Lorsqu’on a un désaccord de fond, on l’exprime d’abord en interne plutôt que publiquement, on essaie de le résoudre et on contribue positivement pour améliorer la situation. Quand cela ne marche pas, il est légitime d’en tirer des conséquences et de quitter le parti pour en rejoindre ou en créer un autre. Corinne Lepage avait critiqué le fonctionnement interne du MoDem et avait appelé le débat avec les adhérents de ses vœux. Le jour de ce débat, aux universités d’été du MoDem, le vendredi 4 septembre 2009 au soir, « parole aux adhérents », elle a déserté la tribune, décevant beaucoup de militants qui souhaitaient ce débat. De même, elle souhaitait peser sur la stratégie électorale pour les régionales et l’élaboration du programme, sur lesquels avait lieu un vote du Conseil national le 24 octobre 2009, et elle n’y est pas venue. Que faut-il en déduire ?

En conclusion :

         Les think tanks sont utiles mais ne pourront pas remplacer les partis politiques.

         Le dialogue public entre partis politiques est nécessaire et salutaire. Il manque aux Français (quelle nostalgie des débats télévisés, des joutes oratoires des années 1970 et 1980 !). Il peut être favorisé par les think-tanks, lieux de dialogue où peuvent s’exprimer sur des thèmes communs des personnes issues de la vie civile et de différents partis, mais comme ils ne peuvent pas s’exprimer au nom des partis, leur rôle s’arrête là.

         Un grand rassemblement de forces politiques concurrentes et ayant chacune leur sensibilité, mais convergeant sur l’essentiel autour d’un projet de société alternatif, est plus que jamais nécessaire. C’est plutôt à la presse, aux médias, d’organiser la médiation justement, le dialogue public auquel les Français ont droit et qu’ils souhaitent et pas seulement pour faire de beaux discours sur de belles idées, mais pour gagner ensemble des élections ! Et pitié, arrêtons les vaines querelles et les mesquineries politiciennes … Question de survie !

 

 

 

Ci-dessous la liste des principaux think-tanks :

 

Nom  

Domaine  

Orientation politique  

Pays  

Fondé en  

 

Fabian Society

généraliste

centre gauche

Royaume-Uni

1884

 

Action française

parti politique devenu think tank en 1947

royaliste

France

1898

 

Semaines sociales de France

généraliste

christianisme social

France

1904

 

Fondation Carnegie pour la Paix Internationale

relations internationales

 

États-Unis

1909

 

Brookings Institution

généraliste

centre

États-Unis

1916

 

Hoover Institution

généraliste

républicain

États-Unis

1919

 

Council on Foreign Relations

relations internationales

 

États-Unis

1921

 

American Enterprise Institute

généraliste

néo-conservateur

États-Unis

1943

 

RAND Corporation

généraliste

 

États-Unis

1945

 

AUEG – Alliance Université Entreprise de Grenoble

généraliste, innovation,relations internationales

 

France

1947

 

EGMONT

relations internationales

 

Belgique

1947

 

GRECE

généraliste

identitaire européiste

France

1969

 

Adam Smith Institute

économie

libéral

Royaume-Uni

1971

 

German Marshall Fund of the United States

relations transatlantiques

 

États-Unis

1972

 

Heritage Foundation

généraliste

conservateur

États-Unis

1973

 

Institut Fraser

généraliste

libéral

Canada

1974

 

Club de l’horloge

généraliste

libéral-nationaliste

France

1974

 

Institut de l’entreprise

économie

 

France

1975

 

Club des vigilants

généraliste

 

France

1999

 

Cato Institute

généraliste

libertarien

États-Unis

1977

 

IFRI

relations internationales

 

France

1979

 

Centre for European Policy Studies (CEPS)

construction européenne

 

Europe

1983

 

Institut Choiseul

relations internationales

 

France

1997

 

iFRAP

généraliste

libéral

France

1985

 

IRIS

relations internationales

 

France

1990

 

Institut Turgot

généraliste

libéral

France

1990

 

Confrontations Europe

construction européenne

centre gauche

France

1991

 

Fondation Robert Schuman

construction européenne

centre

France

1991

 

Fondation de service politique

généraliste

doctrine sociale de l’Église

France

1992

 

Notre Europe

construction européenne

 

Europe

1996

 

Fondation Concorde

généraliste

 

France

1997

 

PNAC

relations internationales

 

États-Unis

1997

 

Fondation Copernic

généraliste

gauche

France

1998

 

Avenir Suisse

généraliste

pragmatisme libéralisme

Suisse

1999

 

Institut Montaigne

généraliste

indépendant

France

2000

 

Institut de recherche et d’informations socioéconomique

économie, social

gauche

Canada

2000

 

Institut économique de Montréal

économie

libéral

Canada

2000

 

La République des idées

généraliste

social-libéral

France

2002

 

Institut Thomas More

généraliste

conservateur-libéral

Europe

2003

 

Fondation pour l’innovation politique

généraliste

centre droit

France

2004

 

Euroreflex

construction européenne

 

Europe

2005

 

Fondation Res Publica

république, mondialisation, dialogue des civilisations et des nations

républicain civique

France

2005

 

Bruegel

économie

 

Europe

2005

 

Fondation Prometheus

politique, économie, enjeux de la mondialisation

 

France

2005

 

Institut Amadeus

généraliste

indépendant

Maroc

2005

 

La Forge

généraliste

gauche

France

2007

 

Gauche Avenir

généraliste

gauche

France

2007

 

Égalité et réconciliation

généraliste

nationaliste de gauche

France

2007

 

Sport et Citoyenneté

sport

apolitique

France

2007

 

Terra Nova

généraliste

progressiste

France

2008

 

Institut pour la Justice

justice

 

France

2008

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