Coopération plutôt que compétition : la clé pour changer de modèle de société

Il faut changer de « modèle de société », trouver une alternative au capitalisme, dominé par la recherche absolue du profit et par la loi du plus fort au détriment de l’égalité et de la fraternité, et aussi une alternative au socialisme, dominé par l’Etat et le collectivisme au détriment de la liberté, qui tous deux ont montré leur limite. Telle est la conclusion de plus en plus évoquée par les groupes politiques, des philosophes, des think-tanks, … Mais si les diagnostics convergent, ils sont néanmoins limités par le périmètre de l’analyse (économique et écologique essentiellement, qu’il faut compléter par une analyse sociologique, psychologique, philosophique, anthropologique, sur des domaines étendus tels que l’éducation, les médias, la culture, la santé et même la politique…). Ces diagnostics convergents souffrent aussi d’un manque d’analyse en profondeur sur les causes profondes et nécessitent une approche plus globale. Enfin, ils ne sont pas suivis de réelles propositions alternatives où ces dernières restent très partielles.

 

Je suis même frappée que les éminents sociologues et économistes qui sont le plus écoutés en ce moment pour avoir alerté et prédit la crise (Joseph Stiglitz, Paul Jorion, Nouriel Roubini, Frédéric Lordon, …) axent essentiellement leurs propositions sur la nécessité d’une forte régulation, d’une suppression de la spéculation financière, du renforcement et de la redéfinition du rôle de l’Etat face aux puissances financières multinationales, d’une éventuelle nationalisation des banques, etc. sans aller vraiment plus loin. Je pense surtout à Paul Jorion, qui est anthropologue et aurait dû reprendre le sujet essentiellement sous l’angle anthropologique, de l’évolution de l’homme et des civilisations, sur ses aspirations profondes et sur la lutte pour sa survie, survie individuelle et survie de l’espèce.

 

Par le terme « modèle » de société, il faut entendre deux sens :

         d’une part la référence idéologique à un type de société, de civilisation, qui serait « idéal », une utopie qui pourrait servir de modèle, à envier, à prendre pour exemple, à cibler ;

         d’autre part la référence conceptuelle systémique à la façon de fonctionner d’un organisme, comme celui du corps humain avec son code génétique, ses cellules constituant un organes, organes eux-mêmes constituant ensemble un corps, ou comme l’écosystème, ou encore une entreprise. Quelle est la finalité du système ? Sa motivation ? De quoi se nourrit-il ? De quoi est-il composé et quelle est la motivation de ses composants ? Quels sont ses principes de régulation ?

 

Cette question du « modèle de société » doit nous interpeller dans sa globalité, pas seulement dans sa composante économique ni seulement sous l’angle écologique. L’analyse du fonctionnement de la société actuelle dans la mondialisation devrait nous conduire à remonter aux causes profondes, psychologiques, qui motivent l’être humain dans son conditionnement social et éducatif, aux dysfonctionnements structurels de la société et de l’économie dans leur organisation, en analysant les valeurs qui les motivent collectivement, leur moteur (motivation) et leurs freins (loi, régulation) et les interactions entre l’individu et la société dans laquelle il évolue.

 

Une des principales clé de la réflexion sur le moteur de fonctionnement, qui mène justement à tous ces dysfonctionnements sociaux, économiques, écologiques et même politiques, semble être la primauté accordée à la compétition sur la coopération, répondant à une logique darwinienne de la loi du plus fort. Voir à ce sujet un article que j’avais publié l’an dernier, intitulé « Pour une société plus coopérative ». Ceci est vérifié dans de nombreux domaines :

 

         En économie de marché capitaliste (basée sur la recherche du profit), la primauté est donnée à la concurrence sur un marché libre, ou devront gagner les plus forts au détriment des plus faibles. C’est cette loi que la Commission européenne met toujours en avant, au risque de casser des services publics d’intérêt général ou des logiques coopératives soupçonnées de cartellisation (par exemple dans le domaine bancaire pour des services communs de cartes bancaires ou de paiements, ou de bourse européenne,…). Le but recherché des entreprises et des individus qui composent la société est avant tout la recherche du profit et non l’intérêt général, le développement humain. L’hypothèse est d’une part l’argent fait le bonheur des hommes, d’autre part que l’optimisation par la recherche du profit conduit à la meilleure façon d’augmenter la richesse globale qui « retombe en pluie » en enrichissant la collectivité dans son ensemble, crée des emplois etc. Une régulation par la fiscalité et les lois permet par ailleurs d’assurer une sécurité publique et une redistribution minimale pour garantir une paix sociale. Mais ce système comporte plusieurs « bugs » à commencer par ses faux postulats et non vérification de ses hypothèses :

o       l’argent ne fait pas nécessairement le bonheur,

o       l’accroissement global du gâteau ne s’est pas traduit pas une retombée en pluie mais par l’accaparement des richesses créées par la minorité de personnes déjà riches et puissantes,

o       la concurrence tue la concurrence dans la mesure où la loi du plus fort dans la recherche de la meilleure rentabilité conduit à des situations de monopole, à  la concentration des entreprises, où les plus grosses deviennent les plus rentables, attirant les actionnaires à la recherche du meilleur ROE et les clients à la recherche du meilleur prix, au détriment des valeurs sociales, humaines, de la qualité, …,

o       la liberté du marché est souvent un leurre : les opérations d’initiés montrent que l’accès à l’information n’est pas le même pour tous, de même que je jeu est faussé en politique et en économie par les liaisons entretenues entre les hommes politiques au pouvoir et les puissances médiatiques et financières  (affaire Bettencourt, domination de la presse et des médias par des actionnaires en affaire avec l’Etat, …),

o       le « prix de marché » n’est pas forcément un prix d’équilibre entre une demande globale et une offre globale, mais plus souvent le résultat d’un déséquilibre entre une offre marginale et une demande marginale qui impose leur prix à l’ensemble des acteurs, ainsi que le résultat de manœuvres spéculatives artificielles.

         Dans le domaine de l’éducation, l’école et l’université : comme le titre Mediapart, « Les élèves sont victimes de la concurrence entre établissements scolaires » en faisant référence à un livre à paraître le 9 septembre « Ecole: les pièges de la concurrence ».

o       Les établissements scolaires, pour optimiser leurs résultats, privilégient la réussite de leurs meilleurs éléments et ont tendance à éliminer les faibles plutôt qu’à les tirer vers le haut ces derniers et les moyens,

o       La suppression de la carte scolaire (au motif de la liberté de choix en favorisant la concurrence entre établissements) a renforcé les inégalités et encore plus ghettoïsé les quartiers, faisant fuir les bons élèves qui étaient dans des collèges jugés moins bons, comme le montre un rapport de la Cour des Comptes,

o       La décentralisation appliquée aux universités est bonne pour ce qui est de la meilleure responsabilisation des établissements sur leur gestion opérationnelle, leur organisation, mais en revanche leur mise en concurrence et leur hyper spécialisation doublée de leur autonomie financière, à l’image des universités américaines, conduit à une inégalité des offres sur le territoire, obligeant les étudiants à déménager loin de leur famille pour suivre un cursus dans une autre région, engendrant des coûts importants, de même qu’elle aboutit à une inflation des coûts pour attirer les meilleurs professeurs et à une élévation importante des frais d’inscription, privilégiant ainsi les élèves qui ont les moyens.

         Dans les secteurs publics et notamment dans la police, au pôle emploi et dans le domaine de la santé, avec la culture du résultat, du chiffre : Nicolas Sarkozy a voulu créer de l’émulation dans les services publics, chez les fonctionnaires, en les évaluant sur leurs résultats comme on le fait dans une entreprise privée. Si l’intention est louable, de vouloir optimiser les résultats, la manière de le faire peut conduire au résultat opposé :

o       Les policiers, jugés sur l’efficacité de leur action par le décompte des plaintes (une baisse signifiant une réduction de la criminalité), refusent des dépôts de plainte ou préfèrent enregistrer des « mains courantes » qui ne conduisent pas à une enquête. Un policier peut hésiter à s’occuper d’une atteinte physique à la personne car l’objectif est de baisser le chiffre de ce type d’intervention ! De même que la hausse des gardes à vue souvent non justifiées est motivée encore par le chiffre, …

o       La concurrence entre les hôpitaux et la course à la rentabilité conduit à une concentration des établissements, donc à un problème de maillage du territoire accélérant la désertification des campagne et les déséquilibres sur le territoire, de même que l’évolution des facturations de service à la tâche, aux nombre d’actes, ou la limitation des ordonnances, la politique des quotas, peut en final nuire à la qualité des soins.

o       L’accroissement du nombre de suicides chez France Telecom est aussi une conséquence de la mise en place de cette politique du chiffre appliquée à un service public,

o       Dans certains cas cette politique a conduit à changer le thermomètre, jouer sur les statistiques, pour modifier le chiffre servant à l’évaluation (mesure du nombre de chômeurs,

         Dans l’organisation du monde et la politique internationale : la concurrence mondiale pour les ressources terrestres en voie de raréfaction, pour le pétrole, les matières premières, l’eau et même les terres agricoles, peut conduire les pays à se faire la guerre pour s’accaparer ces ressources. Au lieu de s’entendre ensemble, de s’organiser pour contenir le réchauffement climatique, pour partager les ressources et veiller à ce que leur consommation n’excède pas leur renouvellement, pour réguler la démographie afin qu’elle soit soutenable, de partager l’innovation technologique pour en faire bénéficier les autres, les nations ont tendance à faire cavalier seul, certaines ne veulent pas coopérer (comme les Etats-Unis et la Chine pour signer les accords de Kyoto). La politique de la loi du plus fort n’optimise pas l’intérêt général et compromet à présent la survie même de la planète. Elle favorise les guerres, rend la paix impossible. La création d’organisations internationales comme les ONG, l’ONU, la banque mondiale, le FMI, a permis de mettre en place des cadres coopératifs mais avec de nombreux défauts, à la fois de légitimité démocratique, de moyens d’actions insuffisants, et d’absence de coordination globale pour une gouvernance mondiale plus cohérente. L’Union européenne est aussi un bon exemple d’approche au départ coopérative, de mise en commun de moyens, de normes, mais s’essouffle parce qu’elle est essentiellement bâtie sur l’économie et ses règles de concurrence du marché, parce que les nations qui la compose n’ont pas elles-mêmes naturellement cette approche coopérative, se trouvent en conflit ou en concurrence, ne jouent pas la solidarité.

         Dans le domaine politique : le fonctionnement de la démocratie repose sur une juste représentation des courants d’opinion au travers de partis politiques, sur le choix par les citoyens du président de la république ainsi que de leurs élus représentant ces courants ou ces partis, sur la délégation à ces élus parlementaires de votes des lois au Parlement et du contrôle de l’exécutif. Cependant, la prédominance de scrutins majoritaires, notamment pour les élections législatives en France, fait que celui qui a recueilli le plus de voix l’emporte par circonscription, même s’il représente un pourcentage d’électeurs faible. Il oblige aux ralliements de second tour, favorise la bipolarité sur les deux partis dominants, la concurrence entre la droite et la gauche au détriment d’un centre qui pourrait être plus équilibré et sans doute plus propice à une synthèse de la satisfaction générale. Une fois au pouvoir, le parti qui l’emporte a tendance à imposer sa loi, même si au final plus de 50% des électeurs n’ont pas été satisfaits. Rien ne l’oblige à coopérer avec l’opposition sur des sujets. L’opposition de son côté, se sent souvent obligée de dénigrer systématiquement l’action du gouvernement en place pour rester dans son statut d’opposition. Cela peut même conduire à des blocages institutionnels. Par exemple sur le dossier des retraites, il serait bon que chacun y mette du sien, d’un côté le gouvernement pour tenir compte des critiques de l’opposition, par exemple sur le traitement de la pénibilité et sur la recherche de nouvelles ressources que propose le PS ou encore sur le refus par François Bayrou et le MoDem de retarder de 65 à 67 ans l’âge auquel on peut valoriser ses droits à la retraite sans pénalité. De même que l’opposition ne devrait pas bloquer complètement une réforme vitale, nécessaire, au risque sinon de compromettre le système de nos retraites par répartition et d’aggraver le déficit public déjà abyssal. En politique, il faut aussi apprendre à coopérer plutôt que se faire systématiquement concurrence.

 

Cette approche coopérative est de plus en plus mise en valeur comme une alternative à l’approche compétitive. En témoignent le succès des AMAP (coopératives mettant en relation les consommateurs et les producteurs), des logiciels libres et des wiki collaboratifs, où un ensemble d’individus mettent en commun gratuitement leurs savoirs au bénéfice de tous, dont ils profitent aussi en retour. Dans la recherche, une transparence et un partage des travaux de chercheurs au travers le monde, grâce à Internet, permet aussi de plus grandes avancées que lorsque chacun joue séparément et même en concurrence, occasionne moins de coût que des investissements parallèles et concurrents dont un seul sera rentabilisé finalement, celui qui gagne en final.

 

L’approche coopérative n’est pas seulement une nouvelle manière de travailler, de s’organiser. Elle suppose aussi de se fixer un objectif basé réellement sur l’intérêt général, sur un niveau de service, sur des critères de satisfaction, de qualité, de préservation de valeurs, plutôt que sur l’unique critère du profit même contraint par des exigences de normes, par des garde-fous exercés de manière coercitive. Une mutuelle ou une coopérative a pour objectif la satisfaction de ses usagers au meilleur coût et non la maximisation du profit à niveau minimum de service. Il s’agit d’inverser l’objectif et les contraintes, donc bien d’un changement de modèle.

 

Une organisation privilégiant la coopération peut être une alternative au capitalisme, notamment au capitalisme financier, mais aussi une alternative au socialisme centré sur l’Etat, en responsabilisant mieux les citoyens. L’Etat ne peut s’occuper de tout. Il conduit même les citoyens à attendre tout de l’Etat, à s’isoler et à moins s’impliquer, voire à faire moins d’effort, par exemple à être moins solidaire vis-à-vis de son prochain puisque l’Etat est là pour le prendre en charge. Plutôt que nationaliser les banques suite à la crise financière, comme le préconisent certains comme Frédéric Lordon, pourquoi ne pas favoriser les structures mutualistes bancaires, qui d’ailleurs existent déjà en France tout en veillant à une suppression des activités spéculatives, à une séparation des banques d’affaires et des banques de dépôts ou banques commerciales ?

 

Cette approche n’est d’ailleurs pas antinomique à l’approche compétitive, car on peut voir des structures coopératives être elles-mêmes en concurrence pour un meilleur service (pas nécessairement pour le profit d’ailleurs). Elle répond aussi à une régulation préventive plutôt que corrective : la spéculation n’a plus cours et les gains de productivité ou en qualité bénéficient à tous. C’est plus sain que laisser faire la spéculation et l’accumulation des profits en capital au bénéfice des plus riches, que l’on cherchera ensuite à taxer plus pour opérer une correction redistributive.

 

La société coopérative est fondée sur la confiance en l’autre et sur la motivation de solidarité, d’aider l’autre, non de le dominer. Elle suppose une conscience et une responsabilité citoyenne, s’appuie sur un autre comportement. Mais pour que cela fonctionne, il faut non seulement que les organisations humaines, les entreprises, les organisations internationales, les nations, les partis politiques, privilégient la coopération selon cette logique, ce qu’on pourrait imposer aux structures, il faut aussi que les individus qui composent ces structures, à la fois en tant qu’usagers ou consommateurs, en tant que salariés et en tant qu’actionnaires/propriétaires, soient eux-mêmes motivés. Un usager est motivé par le meilleur service au meilleur coût, un actionnaire est motivé par la rentabilité de son placement et l’envie de soutenir l’entreprise, un salarié est motivé par son salaire mais aussi par la fierté de travailler dans une entreprise utile, respectant des valeurs et une certaine éthique, se conduisant correctement. L’approche coopérative revient à faire converger ces intérêts. L’usager est en même temps actionnaire. Le salarié peut l’être aussi.

 

La société coopérative est une société humaniste. Elle est la clé de voûte d’une approche idéologique que l’on peut appeler l’humanisme, en alternative au capitalisme et au socialisme.

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